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La crise énergétique est-elle un frein à la réindustrialisation de la France ?

La crise énergétique fragilise les entreprises et provoque une délocalisation de certaines activités vers des pays à bas coût. Jusqu'à stopper l'élan de réindustrialisation que connaît la France ?

« Il est difficile d’imaginer un apaisement des problèmes énergétiques tant que le conflit en Ukraine perdurera. » Pour Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), les tensions sur l'énergie devraient durer tant que le conflit russo-ukrainien n'est pas résolu, avec des risques sérieux de pénurie sur le gaz et l’électricité en 2024. Qui dit pénurie, dit augmentation des prix.

Principale alternative au gaz russe, le GNL (Gaz naturel liquéfié) qui place les États-Unis et le Qatar en position de force. La reprise chinoise, suite à la fin de la politique Zéro Covid chinoise, va entraîner une tension sur ce marché très concurrentiel du GNL. Pour Thomas Veyrenc, directeur de la stratégie et de la prospective de RTE, « du fait du parc nucléaire et de l’envol des prix du gaz, le prix de gros de l’électricité est passé de 50-70 euros/MWh en 2021 à 300 euros en 2022.  Une envolée due en partie à la spéculation. […] On a l’impression que le marché a basculé dans l’idée que seul un scénario extrême s’est imposé, alors même que le niveau de risque ne permet pas de justifier des prix aussi élevés ».

Trésorerie : le sujet clé des prochains mois

Les prix de l'énergie vont se répercuter sur d'autres coûts à tel point qu'Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie et spécialiste des questions de réindustrialisation, « s’attend à une 2ème vague en 2023 car le coût de l’énergie va impacter les matières premières, en particulier les métaux comme l’acier, dont le prix est intimement lié à celui de l’énergie. »

Résultat : l'élan de relocalisation voulu par la France, et l’Europe en général, pourrait être freiné par la hausse des coûts de production et les problèmes de trésorerie des entreprises. Ces derniers deviendraient le sujet clé des prochains mois, accentués par le démarrage des remboursements des PGE. « Des chefs d’entreprise se laissent griser par leurs carnets de commandes bien remplis et en viennent à manquer de cash pour faire face à la hausse des coûts ou aux retards de paiement de leurs clients », indique Denis Bossé, spécialiste de recouvrement de créances.

En outre, la hausse des taux d'intérêt pourrait ralentir les investissements, du moins prioriser des décisions vers l'efficacité énergétique, par exemple, pour réduire la facture, quitte à ne plus augmenter les moyens de production comme cela était prévu.

L'accès et le coût de l'énergie deviennent des critères de délocalisation

Par ailleurs, l'accès et le coût de l'énergie deviennent des critères de délocalisation, au même titre que le coût de la main d'œuvre ou le niveau des taxes. Le chimiste allemand BASF a arrêté sa production d’ammoniac en Allemagne, préférant la Belgique et les Etats-Unis qui lui offrent des prix du gaz bien inférieurs.

Solvay vient également d'annoncer de nouveaux investissements aux Etats-Unis : 200 millions de dollars supplémentaires dans son usine de carbonate de soude dans le Wyoming ainsi que l'ouverture du plus grand site de production d'Amérique du Nord de polyfluorure de vinylidène, un composant utilisé dans les batteries des voitures électriques. De son côté, Stellantis envisage de produire en Inde des véhicules électriques abordables.

Parmi les pays qui tirent leur épingle du jeu de la réindustrialisation, les États-Unis bénéficient d'une énergie à moindre coût. Ils ont pris des mesures protectionnistes avec l’« Inflation Reduction Act ». Ce dernier prévoit notamment des crédits d’impôts pour les entreprises sur les investissements et la production dans le véhicule électrique, dans l'éolien, le solaire, la séquestration du carbone, l'hydrogène vert, les biocarburants, les batteries et autres technologies vertes. Il instaure également une préférence et une incitation financière à l’achat des produits fabriqués sur le sol américain.

« On risque d’avoir les effets inverses que ceux escomptés en matière environnementale »

À l'inverse, l'Europe a pris des mesures qui pourraient entraîner des délocalisations : le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), dans le cadre du « Green Deal » (le paquet de législations favorisant la transition écologique). Il impose aux importateurs de matières premières (notamment de l’acier, de l’aluminium, mais aussi des engrais, de l’électricité, du ciment, etc.) fortement émettrices de CO² de devoir payer une taxe carbone à l’entrée de l’UE. Ce qui pourrait créer des coûts supplémentaires pour les PME industrielles, liés à l’importation de produits fabriqués dans des pays qui ne sont pas soumis à des réglementations environnementales similaires. Cette perte de compétitivité risque de provoquer des transferts d'activité sur les autres continents. Un dirigeant industriel estime que « non seulement les pays hors UE ne paieront pas cette taxe et continueront donc à produire avec des matières premières moins chères, mais les produits en aval de la chaîne de valeur (produits semi-finis et manufacturés) exportés vers l’Europe ne seront pas taxés. Produits ailleurs, ils seront moins chers que ceux fabriqués en Europe, ce qui induit un autre biais de compétitivité entre industriels européens. Et, étant donné que les produits fabriqués ailleurs sont plutôt faits avec des aciers moins respectueux de l’environnement, on risque d’avoir les effets inverses que ceux escomptés en matière environnementale ». 

« Produire oui, mais avec qui ? »

Que pensent les industriels de la relocalisation de l'industrie en France ? Certains la considèrent comme inévitable, à l'instar d'Henri Courtois, d'Algue Service : « Je pense que l'on n'aura pas d'autre choix que de relocaliser nos approvisionnements. C'est là que le réseau prend toute son importance. Nous passons d'un monde d'abondance à un monde de pénurie. Il faut changer en profondeur notre façon de faire ».

Alain Leroy, ancien président de Neopolia, s'interroge sur les intentions des jeunes générations qui seront bientôt aux commandes des entreprises : « On parle un peu comme des vieux « sachants » mais la génération actuelle des 30 ans ne voit pas du tout les choses de la même façon. Ils ont une façon d'appréhender la vie et les produits de manière complètement différente. Je suis convaincu qu'un mouvement de fond se met en place, car ces gens-là vont grandir et entrer dans les cercles de management et de décision. Les produits d'aujourd'hui ne seront sûrement pas ceux de demain. Ceci laisse la place à un possible développement de l'industrialisation et de la réindustrialisation sur nos territoires. La génération qui va manager est certes un peu plus égocentrée mais aussi plus attentionnée sur son territoire et le circuit court associé. »

Reste la question soulevée de la pénurie de main-d'œuvre. « Relocaliser en Europe un produit qui est déjà fabriqué en Asie pour le rapatrier en Europe, cela n'a aucun sens. En revanche, penser un nouveau produit fabriqué localement, j'y crois vraiment, parce qu'aujourd'hui nos clients le demandent. C'est un long chemin. Cela passe aussi par la formation et par le regain d'intérêt pour l'industrie », indique Eric Yvain, Saunier Duval. Son collègue Nicolas Martin d'UMA est moins optimiste : « J’étais assez optimiste avant la crise énergétique que l’on connaît mais moins aujourd’hui. Il y a surtout un point qu’on minimise beaucoup si on devait réindustrialiser c’est la main d’œuvre. Produire oui ! Mais avec qui ? ».

« Il y aura une relocalisation naturelle par la mise en place des logiques de recyclage. L'essentiel du verre est déjà recyclé, comme l'acier. Malheureusement, à peine 50% du plastique est traité. Je pense que les crises témoignent de la fin d'un vieux monde qui va basculer dans autre chose. Cela crée beaucoup d'opportunités. À nous d'être ouverts et de les saisir, car il n'y en aura pas pour tout le monde. »

Christophe Bernad, Neos 

 

 

 

 

 

 

« Pour nos pompes, on met un couvercle en aluminium, que l'on achète en Chine. Avec les risques géopolitiques, on se pose la question de relocaliser notre fournisseur en Europe ou idéalement en France. On a même demandé au marketing de voir si nos clients étaient prêts à payer un euro de plus pour garantir les approvisionnements. La réponse n'est pas non. »

Laurent Chevalier, Suntec Industries

« Je ne pense pas que la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et la vision encore péjorative des métiers permettront une réindustrialisation dans les délais requis. Et l'immigration ne pourra résoudre cela davantage, à elle seule.

On a un problème d’artificialisation des sols. C’est une réalité foncière. Implanter des usines où ?  Donc, réindustrialiser oui, mais à quel prix, pour fabriquer quoi et à quelle destination ? D’ailleurs, peut-être que l’on va vers la simplification-rebasification de produits ? Si on ne sait pas faire de microprocesseurs, est-ce que l’on ne va pas inventer des produits qui en contiendront moins ? »

Vincent BouthorsKaeser Compresseurs

« Les échanges mondialisés ont permis de lisser les différences entre les pays sur le coût du travail qui intègre d’ailleurs d’autres dimensions que le salaire. Il y a énormément d’opportunités à saisir. Nous avons en France des industries avec de belles histoires industrielles qui dégagent de l’EBIT* en France, des ingénieurs, des savoir-faire et il n’y a aucune raison pour que l’on ne réussisse pas là où les autres pays ont des succès.Un groupe allemand a d’ailleurs plus de mal à accepter l’incertitude qu’une entreprise française. C’est une force, on travaille en écosystème et on n’a peur de rien. »

* Bénéfice avant intérêts et impôts

Richard Brunet, Bosch Rexroth