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Quelle place accorde-t-on encore au travail ?

Le temps où la vie professionnelle était la principale composante du quotidien est révolue et cela est d’autant plus marquant chez les nouvelles générations. Renforcée par la crise du Covid, cette tendance modifie l'implication dans l'entreprise et le sens de l'engagement.

 

Depuis plusieurs décennies, la valeur “travail” chute en France. Voilà 30 ans, 60 % des Français affirmait que le travail était quelque chose de “très important” dans leur vie. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 24 %. Cette chute de 36 points est bien plus marquée que pour les valeurs « religion » ou « politique ». La place des loisirs et de la vie privée est inversement proportionnelle : deux salariés sur trois sont prêts à travailler moins pour avoir plus de temps libre.

La crise du Covid a accéléré cette tendance comme le démontre une enquête d’opinion* menée par l’Institut Jean Jaurès. L’épidémie a durablement modifié le mode de vie des Français, leur façon de consommer et la place donnée à la vie privée. La crise sanitaire a aussi engendré une grande fatigue dans la population. Un tiers des Français reconnaît une perte de motivation et 45 % des interviewés expriment une moindre envie de sortir de chez eux.

Un désengagement progressif et non exprimé

Des chefs d’entreprise notent ce détachement des salariés au travail qui priorisent la vie personnelle à la vie professionnelle. « Il y a une difficulté à créer de l’engagement et une tristesse au travail. Face à des situations sociales difficiles, les dirigeants expriment que le travail n’est plus perçu comme un lieu de repère mais un lieu qui peut raviver les tensions personnelles », explique un expert du secteur de l'emploi. 

Les salariés sont de plus en plus nombreux à prendre leurs distances avec leur travail. Un désengagement progressif et non exprimé d'où son appellation « démission silencieuse » ou « quiet quitting », qui apparaît en 2022. « Un de nos développeurs en poste depuis un an et demi s’est mis à travailler un peu plus lentement que d’habitude, jusqu’à s’effacer et finalement quitter l’entreprise, illustre Elliot Boucher, cofondateur d’Edusign. Un 2ème salarié, arrivé depuis quelques mois seulement, a reproduit le même scénario, jusqu’à ce qu’on le mette sur un nouveau projet. Le premier était sur une mission peut-être moins intéressante que celle de ses collègues. »

Le projet semble prendre le pas sur l'entreprise elle-même. Un dirigeant affiche sa surprise de voir un candidat très motivé pour réaliser une mission spécifique d’ingénierie dans un bureau d’études, tout en exprimant clairement que l’activité de l’entreprise ne l’intéresse pas. On voit aujourd’hui dans les recrutements que des projets à court terme peuvent être plus attractifs que le projet d’entreprise lui-même : une mission à l’étranger, l’organisation d’un événement, etc.

 

Des « salariés mercenaires »

Ce qui pose la question de la fidélisation. « Qu’adviendra-t-il de la motivation d’un employé lorsque son projet “motivant” sera terminé ?, s'interroge un dirigeant. Pourra-t-il être replacé sur un autre sujet ? Si les nouveaux projets ne nécessitent pas les compétences particulières pour lequel il a été embauché, est-il nécessaire de fidéliser le collaborateur ? »

Au-delà du salaire qui revient comme élément essentiel de leur mobilité, ces collaborateurs recherchent de la flexibilité, de la souplesse organisationnelle, du lien social et ont tendance à être plus volatiles et mobiles que leurs aînés. La promesse employeur devient alors un élément essentiel pour les fidéliser. Cette promesse nécessite des actions concrètes, visibles au quotidien. Pour Gauthier Bailleul, président d’Hippolyte-rh, « Aujourd’hui, la promesse employeur est l’un des axes principaux du contrat social qui lie les collaborateurs aux entreprises. Il s’agit de l’incarner au quotidien et de véhiculer l’état d’esprit d’une entreprise en toute transparence. C’est bien là le nouveau rôle – véritablement crucial – des collaborateurs des services ressources humaines ! »

 

« L’engagement est devenu LA variable, LA condition de la performance » 

Pour autant, l'engagement n’est pas forcément moindre. Peut-être devrait-on parler de distanciation des salariés qui ne trouvent plus de sens dans leur travail dont le contenu a évolué à tous les niveaux de la hiérarchie. Selon Gilles Verrier, directeur général d’Identité RH et co-auteur de l’ouvrage Les RH en 2030 : « Avec la digitalisation de l’économie, le contenu du travail a considérablement évolué, et ce, dans toutes les fonctions de l’entreprise. Au-delà des missions exécutives, les métiers d’aujourd’hui impliquent une plus forte gestion des informations et des relations humaines dans le travail, et non plus uniquement de la gestion de la matière. C’est l’engagement qui va permettre la bonne gestion de cet ensemble. »

Thomas Lesort, directeur des ressources humaines du groupe Lacroix, explique en quoi la digitalisation a modifié le travail de l’opérateur, en passant du « faire » au « savoir » : « L’intégration des équipements automatisés de l’industrie 4.0 et des technologies du digital renforce les interfaces homme-machine et entraîne de nouveaux modes de travail. L’opérateur passe d'un rôle d’exécutant, au sens tayloriste du terme, à celui où il doit interpréter les signaux envoyés par la machine et prendre les bonnes décisions. » Ce qui valorise le travail et renforce la motivation.

Pour Gilles Verrier, « l’engagement est devenu LA variable, LA condition de la performance ». Et ce, au moment où le travail devient une quête de sens. « Le confinement a permis de faire un pas de côté, de prendre du recul et de se questionner sur l’importance du travail, reprend Gilles Verdier. On constate une accélération de la prise de conscience de l’impact de son activité professionnelle sur la société et sa propre vie. Le travail « devoir » (il faut travailler pour vivre) n’est plus aussi fort qu’avant. Le contenu du travail a changé mais pas les logiciels de pensée : on ne perd plus sa vie à la gagner. Il y a dorénavant une aspiration très forte et de plus en plus visible : la volonté de s’épanouir au travail, d’y trouver du sens et de voir son utilité. Paradoxalement, l’environnement dans lequel les personnes travaillent ne le permet plus. »

 

Le sens n'est plus l'objectif mais le moyen, la motivation initiale.

Le contenu de la mission doit nécessairement être aligné sur les valeurs du candidat, qu’elles soient politiques, sociales et/ou environnementales, afin que l’engagement soit le plus fort possible. « L’engagement est également la résultante de la façon dont on va gérer le travail, estime Gilles Verdier. Il s’agit de s’interroger sur comment faire en sorte que le contenu du travail soit épanouissant, soit organisé de manière que la personne ait ses marges de manœuvre. L’intérêt est de travailler sur le contenu du travail, directement avec la personne qui l’exécute. Pour cela il faut créer les moments d’échanges, d’interactions, de partage,impliquer pour appliquer” ».

La quête de sens s'impose dans la vie personnelle comme dans les activités professionnelles. Cette lame de fond remet en cause de nombreux modèles sociétaux et managériaux établis, qu’il est nécessaire d’adapter aujourd’hui. Au point de s'interroger sur l'inversion de la pyramide de Maslow.

 

Cette pyramide construite dans les années 1940 par le psychologue Abraham Maslow montre comment les motivations d'une personne découlent de ses besoins non satisfaits, suivant une hiérarchie. La quête de sens, l'étage le plus élevé de la pyramide, ne peut être atteinte que si les étages inférieurs sont satisfaits : les besoins physiologiques de base (boire, manger, se loger...), qui entraîne satisfaction des besoins de sécurité, puis des besoins d’appartenance et d’estime. Le travail est considéré comme le moyen d’arriver à l’objectif final de la pyramide.

Aujourd'hui, de plus en plus de personnes sont prêtes à remettre en cause l’équilibre de leur sécurité, dans le but de s’épanouir personnellement et donner du sens à leur travail, à leur vie. Ainsi, on tend vers un inversement progressif de la pyramide de Maslow. Dans le contexte actuel et en particulier chez les jeunes générations, la quête de sens n'est plus une finalité, mais une priorité.

Le sens n'est plus l'objectif mais le moyen, la motivation initiale. Ce qui valorise les valeurs et les talents de l’individu et renforce l’estime de soi, avec à la clé des relations humaines plus simples. Les besoins de sécurité et physiologique sont le produit, la résultante du cheminement parcouru. Le travail est davantage tourné vers l’engagement de la personne et le sens qu’il lui donne.

 

*Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces - Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

 

 

« En aucun cas le travail est une valeur. Tant que l'on en parle comme tel, on se trompe de discours. Il faut aller chercher l'enthousiasme et l'énergie, tout ce qui fait que les gens se lèvent le matin pour venir chez vous. »

Emmanuel Brugger, Cristel

« Par nature, le rôle du chef d'entreprise, c'est de sublimer l'intérêt collectif, de donner du sens au collectif à une communauté de destins. Il faut manager une somme d'individualités, dont la sienne. On sent bien que la quête de sens est très prégnante. »

Pascal Denis, Vernet Behringer

« On a mis en place aussi une prime de mécénat interne pour un collaborateur qui avait envie de faire quelque chose qui sort du cadre. Cela peut prendre la forme d'un congé sabbatique, par exemple. Il faut que cela soit vertueux, plutôt favorable à l'environnement et exceptionnel, et le collaborateur doit communiquer dessus. Un salarié a ainsi fait l'ultra trail du Mont Blanc, un autre est parti étudier la théologie en Suisse.

Cela donne un sentiment de liberté à ceux qui se lancent et un effet très intéressant de cohésion avec les autres collaborateurs. »

Christophe Bernad, Neos 

« Pour qu’il y ait engagement, il faut donner l’opportunité de s’engager. Nous utilisons le numérique pour permettre aux collaborateurs de s’engager sur des projets qui vont au-delà de leur fonction première. Cela permet de mesurer : par exemple en posant une question à laquelle tout le monde peut répondre, en proposant à tous de faire remonter des solutions pour accroître la satisfaction client, etc. Nous leur donnons la possibilité de s’engager sur des sujets transverses et ainsi nous voyons qui s’engage collectivement. »

Jérôme Caron, Ideactions

« Je trouve cela bien que vous osiez inverser la pyramide de Maslow. C’est quelque chose qui est ancré depuis près d’un siècle et surtout c'est considéré comme la Bible de la hiérarchie des besoins de motivation de l'individu.

En 2004, les Américains en Irak ont recruté une cinquantaine d'anthropologues pour essayer de mieux comprendre l'autre, l’ennemi. Leur pyramide de Maslow est inversée, en mettant en besoins primaires ce qui fait sens, la religion, le djihad... S’ils n’ont pas à manger, pas de toit, pas de sécurité ils s’en fichent.

C’est seulement en comprenant ce qui motive les autres qu’on peut avancer. Si l'on met en place la même analyse des motivations dans la relation entre nous et l’autre, entre nous et le salarié, entre nous et le client/fournisseur, cela devient très puissant comme source de réflexion. »

Christian Drelon, GEIQ Groupement d’Employeurs pour l'Insertion par la Qualification -  Métallurgie Industrie HdF