Rationalisation de la production : une menace pour l'économie circulaire
Alors que les industriels orientent de plus en plus leur modèle de développement vers l'économie circulaire, les productions se rationalisent dans un contexte industriel tendu. Ce qui réduit la disponibilité des pièces détachées et va à l'encontre de la dynamique circulaire.
Incontournable et source d’opportunités : c’est ainsi que nombre d’industriels considère l’économie circulaire qui s’installe progressivement dans les modèles d’entreprise. Une étude du World Economic Forum estime que la transition de nos économies vers plus de circularité représente une opportunité de croissance mondiale de plus de 4 200 milliards d’euros d’ici à 2030.
« Les entreprises prennent plus en amont les problématiques de fin de vie »
Les industriels intègrent de plus en plus l'économie circulaire dans leur stratégie. Claudine Bras, responsable-Analyses et Prospective à l’agence de développement économique des Pays de la Loire témoigne ainsi : « Dans la filière du composite, les entreprises prennent plus en amont les problématiques de fin de vie. Avant on parlait de recyclage qui était vraiment la dernière étape de la vie d’un objet, dorénavant les entreprises ont compris que la rétention de valeur peut se faire beaucoup plus en amont avec le réemploi, l’écoconception, la remanufacture, le reconditionnement, etc. et qu’elles pouvaient même se diversifier sur ces activités ».
En croissance régulière, le marché de la remanufacture s’est fortement accéléré depuis la crise mondiale d’approvisionnement de 2020, liée au Covid. La remanufacture est un processus standardisé qui permet, pour un même usage, de remettre une pièce ou un produit usagé dans un état de performance et de fonctionnalités équivalent voire supérieur à celui d’origine. Elle se distingue du reconditionnement par le fait d’aboutir à la remise à neuf de composants ou produits usagés avec un grade de qualité et des performances uniformes. En permettant de prolonger la durée de vie et d’utilisation des produits d’un à plusieurs cycles de vie supplémentaires, c’est le processus de rétention de valeur le plus complet (énergie, matière et connaissances), bien plus que le simple recyclage. Les entreprises prennent conscience de la nécessité de faire évoluer leurs modèles de production* vers la remanufacture.
Des politiques publiques pour favoriser l’économie circulaire
Le mouvement vers l'économie circulaire est soutenu par des politiques publiques qui mettent de plus en plus l'accent sur les enjeux de l’économie circulaire. Ainsi, l'instauration du passeport numérique décidé par la Commission européenne et inscrit dans la loi française, dite Agec** sur la lutte contre le gaspillage et l'économie circulaire.
Le passeport numérique est une sorte de fiche produit qui fournit des informations sur l’origine, la composition, les options de réparation et de démontage d’un produit ainsi que la manière dont les différents composants peuvent être recyclés. Il permettra aux parties prenantes de l’ensemble de la chaîne de valeur, jusqu’aux consommateurs, de partager et d’accéder plus facilement à ces données. Ce qui aidera les consommateurs à faire des choix éclairés lorsqu’ils achètent un produit, facilitera la réparation et le recyclage, et améliorera la transparence. Il devrait également aider les autorités à mieux vérifier et contrôler les produits.
D’ici à 2030, ce nouveau cadre pour des produits durables pourrait permettre d’économiser 132 Mtep** d’énergie primaire, soit environ 150 milliards de m3 de gaz naturel, quasiment l’équivalent des importations de gaz russe par l’UE.
Des pièces de rechange introuvables
Cependant, cette conversion à l’économie circulaire se heurte à une rationalisation croissante des productions, à l’image de l’accélération des mises à jour et des changements de logiciels dans les appareils digitaux, qui touche aussi bien les fournisseurs que les clients. Pour ce dirigeant industriel, « le risque principal est que le fournisseur ou le client rationalise. Faute de matières, de composants, de substituts, parfois de compétences, certains fournisseurs nous disent qu’à partir de telle date, ils ne livreront plus telle matière. Cela a un impact sur le prix, sur la qualité, sur les délais et sur l’équilibre du marché ». Cet autre industriel explique que certains clients arrêtent des projets jugés pas assez rentables : « On se retrouve alors avec des baisses de charge non anticipées et des stocks parfois importants ». Quand ce ne sont pas des clients qui mettent la clé sous la porte.
Dans le cadre de cette rationalisation, certaines pièces de rechange viennent à manquer faute de fournisseurs pour les fabriquer. « On a des machines qui sont en état mais pour lesquelles il manque un composant, témoigne un industriel. On ne pourra plus continuer à l’utiliser car on ne trouve plus de pièces de rechange. Sur des machines qui s’amortissent sur 15-20 ans cela n’a aucun sens »
Une entreprise spécialisée dans l’usinage « d’urgence » de pièces mécaniques indique voir apparaitre « de nouveaux types de clients, notamment dans le secteur de la Défense. Ils ont des exigences très fortes en maintien en condition opérationnelle, mais ne trouvent plus de pièces pour réaliser les maintenances. »
Le secteur aérien frappé en plein vol
Le secteur de l'aviation est confronté à des difficultés majeures en raison d'une pénurie de pièces détachées. Cette situation sans précédent a des répercussions sur la disponibilité des avions, les délais de production et les livraisons.
« Il faut rappeler qu’avec la pandémie de Covid les compagnies aériennes ont été obligées de mettre à l’arrêt des quantités considérables d’avions, explique Jean Collard, expert en aéronautique et consultant pour la société Whitestone. Quand la demande de transport aérien est repartie à la hausse, avec une vigueur qui a surpris les compagnies, il a fallu sortir ces avions des parkings. Et croyez-moi, ce n’est pas comme sortir une voiture du garage ! Cela réclame un ensemble de techniques qui coûtent extrêmement chères et prennent beaucoup de temps parce que les règles de sécurité sont très élevées ».
La crise sanitaire a impacté les fournisseurs de pièces, réduisant ainsi les stocks disponibles, et la relance de ces industries a été entravée par l'envolée des coûts de l'électricité et du gaz. Cette situation entraîne des conséquences palpables pour les compagnies aériennes, avec moins d'avions disponibles. Elle complique la maintenance des flottes d'avions dans le monde entier et affecte également les constructeurs. Airbus et Boeing accumulent les retards dans la production de nouveaux avions. Airbus a enregistré une baisse spectaculaire de son bénéfice net au premier trimestre, avec une diminution de 11 % des livraisons par rapport à l'année précédente. De son côté, Boeing a averti que les livraisons de son avion phare, le 737 MAX, seraient perturbées en raison de problèmes de qualité liés à des pièces fournies par un sous-traitant. Résultat : les compagnies aériennes sont obligées de réduire leur programme de vols.
L'Association du transport aérien international (IATA) prévoit que les tensions sur les chaînes d'approvisionnement se prolongeront au moins jusqu'en 2025. « Le problème fondamental est de savoir si le prix des pièces de rechange va augmenter, s’interroge Jean Collard. C’est fort probable parce que ce qui est rare est cher. Ces hausses de prix vont se répercuter sur les frais d’entretien et en bout de course sur le prix des billets d’avion. C’est inévitable. »
Le numérique au secours de la contradiction ?
Le numérique peut-il venir à bout de cette contradiction entre la volonté de prolonger la durée de vie des produits et l’indisponibilité des pièces de rechange ? Deux sociétés travaillent dans ce sens. Créée en 2020, Ecospare, une marketplace digitale, permet aux industriels d’acheter et vendre leurs pièces de rechange électriques, de contrôle-commande et d’automatismes, en limitant le gaspillage des composants immobilisés, en fin de commercialisation, ou trop vieux. Elle répond à l’obsolescence du matériel électrique qui contraint les industriels à rénover l’intégralité de leurs parcs machines et process, malgré le parfait état de marche de la plupart des composants de leurs lignes.
Fabricant des marques Mercedes-Benz et Setra, Daimler Buses propose aux exploitants des autobus et des autocars une solution novatrice pour produire des pièces de rechange grâce à une mini-usine équipée d'imprimantes 3D certifiées et une boutique de licences OMNIplus. Ils peuvent s'approvisionner en interne en pièces de rechange 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans processus de commande compliqué ni délais de transport.
*Source: étude Ademe Remanufacture mars 2023.
**Anti-gaspillage pour une économie circulaire.
*** Millions de tonnes équivalent pétrole.